Qu’est-ce que l’urbanisme ? Des rues bien tracées, avec de beaux bâtiments, des placettes bien fleuries, de larges trottoirs, des magasins bien alignés, des monuments impressionnants, des circulations fluides, c’est ce que l’on retient d’un urbanisme réussi.
Pour beaucoup, c’est une affaire de techniciens, de spécialistes à qui il faut confier l’organisation d’une ville. Dans un discours officiel largement dominant, et pas seulement en Algérie, dans l’urbanisme c’est la technique qui doit dominer, et celle-ci est au-dessus de tout, elle est universelle et neutre, elle s’impose à tous. La meilleure ville est celle qui est conçue par les techniciens les plus compétents. Quelques exemples nous montrent que c’est parfois loin d’être le cas.
Les risques de l’urbanisme centralisateur
Le plan d’urbanisme centralisé, élaboré par une autorité unique, peut produire une série d’effets, sans forcément que les administrations en charge les aient voulus. Par exemple, si on implante une opération, considérée comme valorisée (logements et boutiques de luxe, centre d’affaires, bureaux, équipements prestigieux), à proximité d’un quartier regroupant des citoyens en situation sociale précaire, logeant dans des conditions difficiles, qui eux ne bénéficieront d’aucune attention particulière, on aggrave les ségrégations et le sentiment de rejet. Un plan d’urbanisme spécifique devrait inclure ces quartiers populaires à la nouvelle opération envisagée pour en faire un projet global, parfaitement équilibré et qui améliorera les conditions de vie des populations, qui seront consultées et associées.
Ce risque existe fréquemment dans le cas d’opérations refermées sur elles-mêmes qu’on ne cherche pas à intégrer dans leur environnement urbain et social, renforçant ainsi le caractère morcelé et éclaté de la ville. Celle-ci devient une série de groupes refermés sur eux-mêmes, semblant s’exclure les uns les autres. Elle n’est plus un tout cohérent, lié, harmonieux, malgré les inévitables différences de statuts, de revenus et de comportements. L’urbanisme dominateur impose une hiérarchie des catégories sociales et des symboles. Par exemple, il fera des équipements publics des bâtiments de pouvoir, des constructions dominatrices et imposantes, car celles-ci ne cherchent pas à exprimer une proximité ou un lien.
Le village colonial en Algérie impose la grande place centrale pour y rendre encore plus imposantes et dominatrices la mairie et l’église. L’urbanisme centralisateur aura plus facilement tendance à reproduire les modèles portés par les décideurs, exprimant les attentes d’une catégorie ou les satisfactions éprouvées dans d’autres lieux, dont on voudra reproduire les espaces urbains et les formes. On cherchera, par exemple, à reproduire la grande tour vitrée parce que celle-ci est, pour le décideur, un symbole de puissance et le signifié est, à l’origine, le pouvoir économique américain.
La lecture de Riadh El Feth, à Alger, nous renseigne sur ce qui a marqué le décideur et ce qu’il a voulu retrouver. Le centre commercial n’a pas été conçu comme intégré à son environnement urbain et social, ni comme équipement devant répondre à l’attente d’une ville. Il est refermé sur lui-même et difficilement accessible. La liste détaillée des équipements qu’il impose est révélatrice (boutiques de luxe, divertissements chers, services distingués), ainsi que sa conception (promenades devant des boutiques de petites dimensions, prédominance des jardins et patios). On serait plutôt dans le centre commercial d’une résidence touristique de luxe en Italie ou en Espagne, où les estivants fortunés se retrouvent, hors de leurs villas, pour aller au restaurant, voir un spectacle, faire les boutiques, se distraire, se promener dans un espace qui reste fermé.
On serait presque tenté de dire que nous avons trouvé le lieu de vacances de ceux qui ont décidé du projet. On a reproduit et projeté un espace considéré comme modèle et qu’on a voulu proposer (ou imposer) à la société. On a greffé dans la ville un espace non intégré à son environnement, pour une clientèle restreinte, plus imaginée que réelle. On comprend l’angoisse légitime des gérants du centre qui cherchent actuellement à lui redonner du sens et à l’ancrer dans sa ville. On peut aussi parler d’une sorte d’urbanisme de l’aspect extérieur, où l’on cherche à donner une image de la ville, telle que le décideur la conçoit, ou telle que les visiteurs sont censés attendre : des parcs, des promenades, des loisirs, du luxe, de l’impressionnant, etc.
On donnera de la ville une image de grandeur : des gratte-ciel vitrés, d’immenses parcs, etc. L’architecture et l’urbanisme expriment les attentes, les projets, les utopies, les désirs, les images de ceux qui conçoivent et qui décident. On peut constater partout en Europe que de grands ensembles à caractère social et culturel ne sont pas utilisés par les populations comme les décideurs l’avaient imaginé. Parce que l’on a supposé les attentes et les comportements des populations, et une fois réalisé, le projet ne fonctionne pas comme on s’y attendait.
Un exemple d’urbanisme de concertation
On peut citer, comme illustration, des exemples où l’urbanisme est le résultat d’une prise de décision partagée qui arrive à concilier des intérêts divergents. L’apparition des grandes surfaces commerciales en Europe dès les années 1960, rendues nécessaires par l’extension de la production de masse et facilitée par l’accessibilité de la voiture et l’extension des réseaux routiers et des transports publics, va modifier les fonctions de la ville. Celle-ci sort de ses limites traditionnelles. L’existence d’un pouvoir local démocratique va permettre de concilier les intérêts divergents des grands groupes et des commerçants traditionnels qui se sont trouvés en opposition.
La nouvelle configuration commerciale se met en place avec la participation des partenaires économiques locaux, après concertations et recherche des équilibres entre des intérêts qui étaient à l’origine divergents, la grande surface vue au début comme un danger par les commerçants du centre. Le grand ensemble commercial à l’extérieur de la ville devient un moteur et intègre des commerçants et des artisans locaux, des services publics et des équipements culturels. Un compromis est trouvé entre tailles et spécificités des activités.
Le commerce du centre-ville devient complémentaire et spécifique, fruit de la concertation impulsée, et aidée par le pouvoir local. Une implantation autoritaire des grands équipements aurait créé des ressentiments et nui aux intérêts économiques et commerciaux et à la cohésion sociale de la ville. On prévoit, en Algérie, la création de nombreuses grandes surfaces commerciales. Il est impératif d’y associer les producteurs nationaux (grands et petits) dont les surfaces pourront stimuler l’activité et non concevoir les locaux uniquement comme des vitrines pour les marchandises importées. Il est vital que les commerçants, les artisans, les industriels de la ville concernée soient associés dans la démarche, comme les citoyens d’une manière générale.
On aura un ensemble accepté, ancré dans son environnement et dans sa population, résultat d’une volonté générale. Une large concertation des habitants avant la réalisation du projet et l’appel aux commerçants locaux pour s’y associer et trouver une place serait une grande opération de communication qui ferait de cette nouvelle surface une sorte de bien collectif, auquel tout le monde adhérera. La grande surface doit se tourner vers la société pour prendre sa place et non rester rivée sur les enseignes qui cherchent des marchés locaux.
La ville islamique : Grande implication des citoyens
Les villes algériennes, pendant la période ottomane, étaient certes soumises à un pouvoir central autoritaire et exclusif. Pourtant, les populations urbaines locales s’administraient elles-mêmes dans une très large mesure. Les corporations de métiers, qui regroupaient les artisans et les commerçants, répartissaient les impôts entre leurs membres, les collectaient et les reversaient, obligeaient leurs membres au respect des règles de concurrence, assuraient la sécurité des personnes et des biens à l’intérieur des quartiers, créaient des lotissements pour leurs membres et les géraient, finançaient grâce aux ressources des donateurs l’adduction d’eau, l’aide aux pauvres, ouvraient des écoles, réglaient les litiges entre leurs membres qui désignaient eux-mêmes leurs représentants auprès de l’autorité politique.
L’étude de la ville arabo-islamique de la période ottomane nous montre que celle-ci a une unité, qu’elle est formée par une série d’ensembles construits, qui s’emboîtent, se complètent, se réunissent dans une logique aisément lisible, eux-mêmes exprimant des groupes sociaux qui s’organisent en gérant directement l’essentiel des tâches de la vie commune. Peut-on imaginer aujourd’hui l’effet sur la cohésion sociale et la qualité de la ville si les commerçants et les artisans étaient impliqués dans la sécurité des quartiers (au sens police), traitaient avec l’Etat en matière de fiscalité, discutaient et approuvaient les plans de lotissement, les implantations des nouveaux projets, veillaient aux règles de concurrence, intervenaient dans la stabilité des prix, assuraient la formation de leurs ouvriers, etc ?
Ces exemples nous montrent que l’espace urbain n’existe pas en lui-même, simplement comme un ensemble de formes physiques. Il n’a de vie que par rapport aux citoyens qui l’occupent. La ville n’est pas seulement un ensemble de bâtiments juxtaposés. C’est un produit socialement construit. Ce sont évidemment des formes physiques (bâtiments, équipements, rues, places, etc.) mais aussi et surtout des formes sociales, des groupes humains qui y vivent et dont l’attitude vis-à-vis de cet espace n’est pas neutre. La production de la ville ou d’un morceau de celle-ci est le résultat des interactions entre un espace et ceux qui l’occupent et elle est aussi modelée en grande partie par les mécanismes de prise de décision qui vont influer sur la forme de la ville et sur la manière dont les habitants vont l’habiter.
L’habitant marque son espace, le protège ou le rejette
En construisant un quartier, on ne produit pas des objets exclusivement matériels pour des êtres impersonnels, des utilisateurs, des clients, dont on peu supposer les besoins, qui vont agir et fonctionner conformément aux plans établis par l’administration. L’urbanisme, c’est organiser une vie sociale, ou plutôt faciliter la vie sociale de groupes qui ont leurs habitudes, leurs cultures, leurs attentes. L’espace que l’on planifie n’est pas seulement un objet physique, interchangeable, un besoin primaire. Il est un porteur de sens, sur lequel les citoyens expriment leurs attentes, leurs espoirs et leurs angoisses, et où ils vont affirmer leurs liens de solidarité qui font des groupes avec une «âme». Ils façonnent leur espace, l’approuvent en s’y moulant, ou le rejettent en l’agressant, le modifient, s’y soumettent avec ou sans violence, ou alors ils le protègent et le cajolent même.
L’urbaniste offre cet espace extérieur qui va porter la vie sociale. Peut-il le faire en décidant, lui seul, de ce qu’est cette vie ? En arrêtant d’une manière autoritaire et unilatérale les besoins, les attitudes, et même le sens que donneront les habitants à leurs comportements ? Non seulement l’espace exprime les liens de solidarité, les sentiments d’appartenance, mais aussi il construit du sens, affirme des hiérarchies, des proximités qui vont prendre forme et s’ancrer dans cet espace. Les personnes vivent dans des lieux publics (tout ce qui est hors logement) où les groupes se constituent, s’identifient, créent leurs liens, se répartissent selon des hiérarchies subies ou acceptées.
La façon de se comporter dans une rue, et sur la route, par exemple, nous montre à la fois le respect de la loi et le sentiment d’appartenir à un groupe auquel on adhère. Refuser de marcher sur les trottoirs, salir les lieux publics, ne pas respecter ni le code de la route ni les autres conducteurs et se comporter avec agressivité comme un individu isolé qui doit s’en tirer par une violence permanente contre les autres, tout ceci nous révèle un rejet de l’ordre social, une faiblesse des liens entre individus, une gestion du collectif par la contrainte. Le sentiment d’appartenance à un groupe est matérialisé par un comportement et un lieu. Il n’y a pas de mémoire collective sans espace : celle-ci s’exprime dans la ruelle, l’îlot, le quartier, l’école, le marché, la place, l’aire de jeu, etc.
Les souvenirs sont plus forts quand ils s’accrochent à un lieu et à un groupe. Les lieux publics n’ont pas que des fonctions utilitaires. On relève l’importance d’un marché qui ne permet pas seulement de s’approvisionner, mais qui est un lieu de regroupement, un lien entre des personnes, un repère pour un groupe. Certains sont les lieux de la vie collective féminine, comme le sont d’ailleurs les bains. On y va pour acheter, décompresser, rencontrer, se promener, voir et se faire voir. Peuvent-ils être localisés administrativement sur le premier terrain disponible, à l’extérieur de la ville par exemple ? Il en est de même des places publiques, des rues et des parcours.
Les espaces du quartier prendront du sens, celui que leur donneront les habitants : un trottoir, un bout de place, un terrain vague, une cage d’escalier, un parking, un arbre miraculé. On cassera les clôtures pour créer les passages qui faciliteront la vie des habitants. Parce que le concepteur aura oublié que l’urbanisme c’est la vie sociale. Agir sur un quartier, sur une ville, c’est aider la vie sociale d’un groupe à s’organiser, s’épanouir. Une forme réussie n’est que le résultat d’une vie commune réussie. Ce qu’on voit à l’extérieur, c’est ce qui vit à l’intérieur.
L’opération d’urbanisme qui sera de plus en plus fine et complexe (la réhabilitation d’un quartier par exemple) s’adresse à un groupe sur un terrain. Elle part de la réalité qui est particulière, réunit les intéressés et tous les partenaires locaux, développe des actions multiformes, faisant parfois du raccommodage non spectaculaire. Elle est forcément multisectorielle, où travaux, aménagement, éducation, santé, loisirs, animation, etc. sont un tout.
Seule la démocratie garantit la cohésion sociale
Même si ces bâtiments naissent d’une décision de l’administration, ce sont les habitants qui leur donnent un sens, organisent la vie commune, c’est une société qui s’installe dans cet espace créé (rue, quartier, ville) et le modèlent. Et cet espace va influer sur le comportement des habitants et générer des pratiques qui montrent son adaptation ou encore son rejet. Cet espace peut renforcer la cohésion du groupe qui l’occupe ou encore aggraver les divisions, isoler davantage les habitants les uns des autres, créer de la ségrégation et de l’exclusion, ce qui se verra dans les comportements de mécontentement et de rejet qui iront de l’indifférence face à l’espace public jusqu’à l’agressivité plus ou moins violente entre des groupes ou contre l’Etat.
L’habitant n’est pas un individu à considérer isolément. Ce n’est pas seulement un demandeur de logement ou un consommateur de biens matériels. C’est un être social, un élément d’une collectivité inséré dans de multiples cercles de solidarités, dans différents liens avec d’autres, qui s’expriment dans son espace : sa rue, son quartier, sa ville. Ces liens sont en perpétuelle construction, alors que dans un village, par exemple, l’habitant est inséré dans des liens forts très anciens et acceptés (famille, groupe, village, tribu, etc.) marquant des lieux fortement porteurs de sens : ruelle, groupe de maisons, place du marché, mosquée, tombeau d’un saint…
On ne peut pas concevoir une ville ou une extension de ville comme simplement un ensemble de formes physiques qu’on implante, des bâtiments, des rues, des places, des espaces verts, sans se préoccuper de ceux qui vont occuper ses formes physiques, les moduler, les accepter ou les rejeter, les protéger ou les agresser. Un plan d’urbanisme, c’est aussi l’étude préalable des groupes qui composent la ville, de leurs comportements, des ségrégations et des insuffisances, des aspirations, des attentes. L’étude de l’espace public peut nous révéler si celui-ci est délaissé ou même agressé par les habitants dont le comportement est révélateur d’un rejet ou d’une adhésion. Comme c’est l’étude de l’historique de cette ville qui permet de comprendre les logiques qui ont déterminé sa création, son fonctionnement en relevant ce qui est le plus permanent de ce qui a été aléatoire et conjoncturel.
Comme un plan d’urbanisme ne peut être rigide au point de nier toute évolution possible, car la ville est en perpétuel mouvement, traversée par des tendances lourdes et fortement liée aux évolutions économiques et sociales des sociétés. On peut imaginer des documents comme un relevé des conditions sociales d’une ville (emploi, conditions de logement, répartition des équipements, disparités, ségrégations), du fonctionnement des lieux publics, du lien entre les différents quartiers. Un état des lieux des espaces publics, une observation des comportements individuels et collectifs, complétés par des séries d’entretiens peuvent nous révéler l’état d’esprit, les frustrations et les attentes.
On pourrait compléter cette partie sociale par un recueil de propositions et des avis des habitants et ce, avant les débats et la finalisation du projet final. En conclusion, un urbanisme trop centralisé risque de projeter des modèles et des images portées par ceux qui décident, (comme l’ont fait les utopistes par exemple ou quelques grands architectes) nier les attentes des populations, aggraver les inégalités et les tensions sociales. Un urbanisme réussi suppose la participation des populations, la recherche de l’intégration sociale, la conciliation des intérêts qui peuvent être à l’origine divergents. Il y a certainement des réformes à faire en matière d’organisation et de procédures. Seule la démocratie locale, celle qui associe les citoyens à la gestion des affaires communes, et où toute décision est le résultat de la concertation et de la conciliation des intérêts des différents groupes, seule cette démocratie préserve la cohésion sociale et fait adhérer le citoyen à son lieu de vie. Alors, celui-ci s’y identifiera et le protègera. ELWATAN
Les risques de l’urbanisme centralisateur
Le plan d’urbanisme centralisé, élaboré par une autorité unique, peut produire une série d’effets, sans forcément que les administrations en charge les aient voulus. Par exemple, si on implante une opération, considérée comme valorisée (logements et boutiques de luxe, centre d’affaires, bureaux, équipements prestigieux), à proximité d’un quartier regroupant des citoyens en situation sociale précaire, logeant dans des conditions difficiles, qui eux ne bénéficieront d’aucune attention particulière, on aggrave les ségrégations et le sentiment de rejet. Un plan d’urbanisme spécifique devrait inclure ces quartiers populaires à la nouvelle opération envisagée pour en faire un projet global, parfaitement équilibré et qui améliorera les conditions de vie des populations, qui seront consultées et associées.
Ce risque existe fréquemment dans le cas d’opérations refermées sur elles-mêmes qu’on ne cherche pas à intégrer dans leur environnement urbain et social, renforçant ainsi le caractère morcelé et éclaté de la ville. Celle-ci devient une série de groupes refermés sur eux-mêmes, semblant s’exclure les uns les autres. Elle n’est plus un tout cohérent, lié, harmonieux, malgré les inévitables différences de statuts, de revenus et de comportements. L’urbanisme dominateur impose une hiérarchie des catégories sociales et des symboles. Par exemple, il fera des équipements publics des bâtiments de pouvoir, des constructions dominatrices et imposantes, car celles-ci ne cherchent pas à exprimer une proximité ou un lien.
Le village colonial en Algérie impose la grande place centrale pour y rendre encore plus imposantes et dominatrices la mairie et l’église. L’urbanisme centralisateur aura plus facilement tendance à reproduire les modèles portés par les décideurs, exprimant les attentes d’une catégorie ou les satisfactions éprouvées dans d’autres lieux, dont on voudra reproduire les espaces urbains et les formes. On cherchera, par exemple, à reproduire la grande tour vitrée parce que celle-ci est, pour le décideur, un symbole de puissance et le signifié est, à l’origine, le pouvoir économique américain.
La lecture de Riadh El Feth, à Alger, nous renseigne sur ce qui a marqué le décideur et ce qu’il a voulu retrouver. Le centre commercial n’a pas été conçu comme intégré à son environnement urbain et social, ni comme équipement devant répondre à l’attente d’une ville. Il est refermé sur lui-même et difficilement accessible. La liste détaillée des équipements qu’il impose est révélatrice (boutiques de luxe, divertissements chers, services distingués), ainsi que sa conception (promenades devant des boutiques de petites dimensions, prédominance des jardins et patios). On serait plutôt dans le centre commercial d’une résidence touristique de luxe en Italie ou en Espagne, où les estivants fortunés se retrouvent, hors de leurs villas, pour aller au restaurant, voir un spectacle, faire les boutiques, se distraire, se promener dans un espace qui reste fermé.
On serait presque tenté de dire que nous avons trouvé le lieu de vacances de ceux qui ont décidé du projet. On a reproduit et projeté un espace considéré comme modèle et qu’on a voulu proposer (ou imposer) à la société. On a greffé dans la ville un espace non intégré à son environnement, pour une clientèle restreinte, plus imaginée que réelle. On comprend l’angoisse légitime des gérants du centre qui cherchent actuellement à lui redonner du sens et à l’ancrer dans sa ville. On peut aussi parler d’une sorte d’urbanisme de l’aspect extérieur, où l’on cherche à donner une image de la ville, telle que le décideur la conçoit, ou telle que les visiteurs sont censés attendre : des parcs, des promenades, des loisirs, du luxe, de l’impressionnant, etc.
On donnera de la ville une image de grandeur : des gratte-ciel vitrés, d’immenses parcs, etc. L’architecture et l’urbanisme expriment les attentes, les projets, les utopies, les désirs, les images de ceux qui conçoivent et qui décident. On peut constater partout en Europe que de grands ensembles à caractère social et culturel ne sont pas utilisés par les populations comme les décideurs l’avaient imaginé. Parce que l’on a supposé les attentes et les comportements des populations, et une fois réalisé, le projet ne fonctionne pas comme on s’y attendait.
Un exemple d’urbanisme de concertation
On peut citer, comme illustration, des exemples où l’urbanisme est le résultat d’une prise de décision partagée qui arrive à concilier des intérêts divergents. L’apparition des grandes surfaces commerciales en Europe dès les années 1960, rendues nécessaires par l’extension de la production de masse et facilitée par l’accessibilité de la voiture et l’extension des réseaux routiers et des transports publics, va modifier les fonctions de la ville. Celle-ci sort de ses limites traditionnelles. L’existence d’un pouvoir local démocratique va permettre de concilier les intérêts divergents des grands groupes et des commerçants traditionnels qui se sont trouvés en opposition.
La nouvelle configuration commerciale se met en place avec la participation des partenaires économiques locaux, après concertations et recherche des équilibres entre des intérêts qui étaient à l’origine divergents, la grande surface vue au début comme un danger par les commerçants du centre. Le grand ensemble commercial à l’extérieur de la ville devient un moteur et intègre des commerçants et des artisans locaux, des services publics et des équipements culturels. Un compromis est trouvé entre tailles et spécificités des activités.
Le commerce du centre-ville devient complémentaire et spécifique, fruit de la concertation impulsée, et aidée par le pouvoir local. Une implantation autoritaire des grands équipements aurait créé des ressentiments et nui aux intérêts économiques et commerciaux et à la cohésion sociale de la ville. On prévoit, en Algérie, la création de nombreuses grandes surfaces commerciales. Il est impératif d’y associer les producteurs nationaux (grands et petits) dont les surfaces pourront stimuler l’activité et non concevoir les locaux uniquement comme des vitrines pour les marchandises importées. Il est vital que les commerçants, les artisans, les industriels de la ville concernée soient associés dans la démarche, comme les citoyens d’une manière générale.
On aura un ensemble accepté, ancré dans son environnement et dans sa population, résultat d’une volonté générale. Une large concertation des habitants avant la réalisation du projet et l’appel aux commerçants locaux pour s’y associer et trouver une place serait une grande opération de communication qui ferait de cette nouvelle surface une sorte de bien collectif, auquel tout le monde adhérera. La grande surface doit se tourner vers la société pour prendre sa place et non rester rivée sur les enseignes qui cherchent des marchés locaux.
La ville islamique : Grande implication des citoyens
Les villes algériennes, pendant la période ottomane, étaient certes soumises à un pouvoir central autoritaire et exclusif. Pourtant, les populations urbaines locales s’administraient elles-mêmes dans une très large mesure. Les corporations de métiers, qui regroupaient les artisans et les commerçants, répartissaient les impôts entre leurs membres, les collectaient et les reversaient, obligeaient leurs membres au respect des règles de concurrence, assuraient la sécurité des personnes et des biens à l’intérieur des quartiers, créaient des lotissements pour leurs membres et les géraient, finançaient grâce aux ressources des donateurs l’adduction d’eau, l’aide aux pauvres, ouvraient des écoles, réglaient les litiges entre leurs membres qui désignaient eux-mêmes leurs représentants auprès de l’autorité politique.
L’étude de la ville arabo-islamique de la période ottomane nous montre que celle-ci a une unité, qu’elle est formée par une série d’ensembles construits, qui s’emboîtent, se complètent, se réunissent dans une logique aisément lisible, eux-mêmes exprimant des groupes sociaux qui s’organisent en gérant directement l’essentiel des tâches de la vie commune. Peut-on imaginer aujourd’hui l’effet sur la cohésion sociale et la qualité de la ville si les commerçants et les artisans étaient impliqués dans la sécurité des quartiers (au sens police), traitaient avec l’Etat en matière de fiscalité, discutaient et approuvaient les plans de lotissement, les implantations des nouveaux projets, veillaient aux règles de concurrence, intervenaient dans la stabilité des prix, assuraient la formation de leurs ouvriers, etc ?
Ces exemples nous montrent que l’espace urbain n’existe pas en lui-même, simplement comme un ensemble de formes physiques. Il n’a de vie que par rapport aux citoyens qui l’occupent. La ville n’est pas seulement un ensemble de bâtiments juxtaposés. C’est un produit socialement construit. Ce sont évidemment des formes physiques (bâtiments, équipements, rues, places, etc.) mais aussi et surtout des formes sociales, des groupes humains qui y vivent et dont l’attitude vis-à-vis de cet espace n’est pas neutre. La production de la ville ou d’un morceau de celle-ci est le résultat des interactions entre un espace et ceux qui l’occupent et elle est aussi modelée en grande partie par les mécanismes de prise de décision qui vont influer sur la forme de la ville et sur la manière dont les habitants vont l’habiter.
L’habitant marque son espace, le protège ou le rejette
En construisant un quartier, on ne produit pas des objets exclusivement matériels pour des êtres impersonnels, des utilisateurs, des clients, dont on peu supposer les besoins, qui vont agir et fonctionner conformément aux plans établis par l’administration. L’urbanisme, c’est organiser une vie sociale, ou plutôt faciliter la vie sociale de groupes qui ont leurs habitudes, leurs cultures, leurs attentes. L’espace que l’on planifie n’est pas seulement un objet physique, interchangeable, un besoin primaire. Il est un porteur de sens, sur lequel les citoyens expriment leurs attentes, leurs espoirs et leurs angoisses, et où ils vont affirmer leurs liens de solidarité qui font des groupes avec une «âme». Ils façonnent leur espace, l’approuvent en s’y moulant, ou le rejettent en l’agressant, le modifient, s’y soumettent avec ou sans violence, ou alors ils le protègent et le cajolent même.
L’urbaniste offre cet espace extérieur qui va porter la vie sociale. Peut-il le faire en décidant, lui seul, de ce qu’est cette vie ? En arrêtant d’une manière autoritaire et unilatérale les besoins, les attitudes, et même le sens que donneront les habitants à leurs comportements ? Non seulement l’espace exprime les liens de solidarité, les sentiments d’appartenance, mais aussi il construit du sens, affirme des hiérarchies, des proximités qui vont prendre forme et s’ancrer dans cet espace. Les personnes vivent dans des lieux publics (tout ce qui est hors logement) où les groupes se constituent, s’identifient, créent leurs liens, se répartissent selon des hiérarchies subies ou acceptées.
La façon de se comporter dans une rue, et sur la route, par exemple, nous montre à la fois le respect de la loi et le sentiment d’appartenir à un groupe auquel on adhère. Refuser de marcher sur les trottoirs, salir les lieux publics, ne pas respecter ni le code de la route ni les autres conducteurs et se comporter avec agressivité comme un individu isolé qui doit s’en tirer par une violence permanente contre les autres, tout ceci nous révèle un rejet de l’ordre social, une faiblesse des liens entre individus, une gestion du collectif par la contrainte. Le sentiment d’appartenance à un groupe est matérialisé par un comportement et un lieu. Il n’y a pas de mémoire collective sans espace : celle-ci s’exprime dans la ruelle, l’îlot, le quartier, l’école, le marché, la place, l’aire de jeu, etc.
Les souvenirs sont plus forts quand ils s’accrochent à un lieu et à un groupe. Les lieux publics n’ont pas que des fonctions utilitaires. On relève l’importance d’un marché qui ne permet pas seulement de s’approvisionner, mais qui est un lieu de regroupement, un lien entre des personnes, un repère pour un groupe. Certains sont les lieux de la vie collective féminine, comme le sont d’ailleurs les bains. On y va pour acheter, décompresser, rencontrer, se promener, voir et se faire voir. Peuvent-ils être localisés administrativement sur le premier terrain disponible, à l’extérieur de la ville par exemple ? Il en est de même des places publiques, des rues et des parcours.
Les espaces du quartier prendront du sens, celui que leur donneront les habitants : un trottoir, un bout de place, un terrain vague, une cage d’escalier, un parking, un arbre miraculé. On cassera les clôtures pour créer les passages qui faciliteront la vie des habitants. Parce que le concepteur aura oublié que l’urbanisme c’est la vie sociale. Agir sur un quartier, sur une ville, c’est aider la vie sociale d’un groupe à s’organiser, s’épanouir. Une forme réussie n’est que le résultat d’une vie commune réussie. Ce qu’on voit à l’extérieur, c’est ce qui vit à l’intérieur.
L’opération d’urbanisme qui sera de plus en plus fine et complexe (la réhabilitation d’un quartier par exemple) s’adresse à un groupe sur un terrain. Elle part de la réalité qui est particulière, réunit les intéressés et tous les partenaires locaux, développe des actions multiformes, faisant parfois du raccommodage non spectaculaire. Elle est forcément multisectorielle, où travaux, aménagement, éducation, santé, loisirs, animation, etc. sont un tout.
Seule la démocratie garantit la cohésion sociale
Même si ces bâtiments naissent d’une décision de l’administration, ce sont les habitants qui leur donnent un sens, organisent la vie commune, c’est une société qui s’installe dans cet espace créé (rue, quartier, ville) et le modèlent. Et cet espace va influer sur le comportement des habitants et générer des pratiques qui montrent son adaptation ou encore son rejet. Cet espace peut renforcer la cohésion du groupe qui l’occupe ou encore aggraver les divisions, isoler davantage les habitants les uns des autres, créer de la ségrégation et de l’exclusion, ce qui se verra dans les comportements de mécontentement et de rejet qui iront de l’indifférence face à l’espace public jusqu’à l’agressivité plus ou moins violente entre des groupes ou contre l’Etat.
L’habitant n’est pas un individu à considérer isolément. Ce n’est pas seulement un demandeur de logement ou un consommateur de biens matériels. C’est un être social, un élément d’une collectivité inséré dans de multiples cercles de solidarités, dans différents liens avec d’autres, qui s’expriment dans son espace : sa rue, son quartier, sa ville. Ces liens sont en perpétuelle construction, alors que dans un village, par exemple, l’habitant est inséré dans des liens forts très anciens et acceptés (famille, groupe, village, tribu, etc.) marquant des lieux fortement porteurs de sens : ruelle, groupe de maisons, place du marché, mosquée, tombeau d’un saint…
On ne peut pas concevoir une ville ou une extension de ville comme simplement un ensemble de formes physiques qu’on implante, des bâtiments, des rues, des places, des espaces verts, sans se préoccuper de ceux qui vont occuper ses formes physiques, les moduler, les accepter ou les rejeter, les protéger ou les agresser. Un plan d’urbanisme, c’est aussi l’étude préalable des groupes qui composent la ville, de leurs comportements, des ségrégations et des insuffisances, des aspirations, des attentes. L’étude de l’espace public peut nous révéler si celui-ci est délaissé ou même agressé par les habitants dont le comportement est révélateur d’un rejet ou d’une adhésion. Comme c’est l’étude de l’historique de cette ville qui permet de comprendre les logiques qui ont déterminé sa création, son fonctionnement en relevant ce qui est le plus permanent de ce qui a été aléatoire et conjoncturel.
Comme un plan d’urbanisme ne peut être rigide au point de nier toute évolution possible, car la ville est en perpétuel mouvement, traversée par des tendances lourdes et fortement liée aux évolutions économiques et sociales des sociétés. On peut imaginer des documents comme un relevé des conditions sociales d’une ville (emploi, conditions de logement, répartition des équipements, disparités, ségrégations), du fonctionnement des lieux publics, du lien entre les différents quartiers. Un état des lieux des espaces publics, une observation des comportements individuels et collectifs, complétés par des séries d’entretiens peuvent nous révéler l’état d’esprit, les frustrations et les attentes.
On pourrait compléter cette partie sociale par un recueil de propositions et des avis des habitants et ce, avant les débats et la finalisation du projet final. En conclusion, un urbanisme trop centralisé risque de projeter des modèles et des images portées par ceux qui décident, (comme l’ont fait les utopistes par exemple ou quelques grands architectes) nier les attentes des populations, aggraver les inégalités et les tensions sociales. Un urbanisme réussi suppose la participation des populations, la recherche de l’intégration sociale, la conciliation des intérêts qui peuvent être à l’origine divergents. Il y a certainement des réformes à faire en matière d’organisation et de procédures. Seule la démocratie locale, celle qui associe les citoyens à la gestion des affaires communes, et où toute décision est le résultat de la concertation et de la conciliation des intérêts des différents groupes, seule cette démocratie préserve la cohésion sociale et fait adhérer le citoyen à son lieu de vie. Alors, celui-ci s’y identifiera et le protègera. ELWATAN
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